1- Comment se raconter ?

Écrit collaboratif composé sur unlivreapart.fr


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Il fallut bien cinq bonnes minutes pour que la tablée, hilare et bruyante, fît silence autour de l’hôte, M. Fabert, qui souhaitait solliciter l’attention de tous : "De grâce, c’est solennel ce que je m’apprête à vous dire. C’est grave, dans le sens de sérieux. Tout le monde m’entend ? Bon… C’est l’instant des grandes déclarations !"

Des murmures se répandirent et les derniers cliquetis parasites d’un dîner arrosé, où tout le monde est d’humeur gaie et enjouée, s’interrompirent. Qu’avait Auguste, l’ami de tous ici présents, à leur apprendre ? Ne s’étaient‑ils pas tout dit, déjà, depuis vingt ans, depuis les débuts de l’institution qu’était devenu ce rendez‑vous annuel des amis, tous les 28 février ?

"Voilà, reprit Auguste, j’aimerais que chacun ou chacune d’entre vous me rappelle dans quelles circonstances nous nous sommes connus. Qu’il ou elle me remémore le pourquoi de sa présence ici, aux côtés d’une quarantaine de congénères ! Je sais, cela ressemble à un caprice ; mais vous êtes ma famille, et ce sont mes quarante‑cinq ans, non ? À toi, Milos."

 

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    "Mon cher Auguste, je me souviens très bien de notre rencontre. C’était à un buffet chez un de mes collègues, Albert, organisé à l’occasion de sa promotion dans son entreprise. Nous étions en petit comité et la soirée avait commencé depuis longtemps. Chacun vaquait à ses occupations et tu es arrivé en catastrophe ! L’assemblée s’est retournée vers toi, étonnée, et tu as hurlé que tu avais heurté un troupeau de vaches. J’ai oublié de préciser qu’à ce moment précis de mon récit, Auguste était un inconnu et ne connaissait personne. Tu avais du cambouis plein les mains et sur le visage. Quelques personnes, dont moi‑même, vinrent t’aider. Les vaches étaient parties mais une odeur de carburant régnait dans l’air. Nous avons poussé ta voiture sur le bas‑côté et t’avons proposé de passer le reste de la soirée avec nous. Nous nous sommes bien amusés tous ensemble mais à la fin du buffet, nous avons réalisé que ta voiture ne démarrait plus et que nous ne nous en étions pas préoccupés plus tôt. Je t’ai donc ramené chez toi et nous avons continué à nous revoir jusqu’à aujourd’hui.

‑Quel souvenir en effet ! À toi, Albert, puisque nous parlions de toi à l’instant !

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    «Eh bien ! Par où commencer ?» répondit l’intéressé en s’installant confortablement sur son siège. « Si je me souviens bien, nous nous sommes vus la première fois au collège ; nous étions assis l’un à côté de l’autre dans la plupart des cours et puis bon, disons que nous étions moins posés et raisonnables que maintenant.» Un rire nerveux s’échappa de l’assemblée. « Mais bon, que voulez‑vous ? On grandit, on évolue, dans le bon sens du terme… ou pas. Je crois que dans nos moments les plus difficiles, on découvre qui sont nos vrais amis. Connaissez‑vous le proverbe suivant : «Chaque espérance est un œuf d’où peut sortir un serpent au lieu d’une colombe» de Henri‑Frédéric Amiel ?

Eh bien, un jour tout changea pour moi. J’étais encore au collège quand je me rendis compte que les personnes qui m’entouraient n’étaient pas les bonnes. Fort de ce constat, j’ai décidé de me reprendre en main.» Les convives étaient tout ouïe, prêts à écouter le récit qu’entamait Albert. Auguste, lui, regardait son meilleur ami conter leur histoire, et des souvenirs lui revinrent alors en mémoire. Certains étaient très agréables, d’autres moins. Il se demandait comment il avait fait pour en arriver là. Auguste était une personne logique qui savait raisonner, même dans les moments les plus stressants, et il était fier de ce qu’il avait accompli, des sacrifices consentis en vue de sa consécration. Nous n’avons pas tous les mêmes chances, se disait‑il souvent, quand il était petit et pourtant, en partant de rien il avait réussi à construire un empire. En effet, son propre cabinet médical, une référence dans le milieu de la santé. Tout ce qu’il possédait, c’était ce rêve qu’il avait depuis son plus jeune âge. Celui qui avait fait de lui, l’homme qu’il est devenu aujourd’hui... Eh bien, voyez‑vous, nous avons eu la merveilleuse idée, mes acolytes de l’époque et moi, de nous rendre dans le bureau du principal et d’y mettre une sacrée pagaille. Au retour de ce dernier, nous étions cachés devant la porte et nous attendions sa réaction… Nous n’avons pas été déçus, dit‑il, en se remémorant son directeur fou de rage. Notre directeur, monsieur Mercier, regardait son bureau totalement dévasté…

 

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    Après l’émouvant et étonnant récit d’Albert, une certaine Cécilia prit spontanément la parole et s’exprima en ces termes : "Je ne me rappelle pas entièrement… Nous étions en terminale, en lycée général, pour préparer un bac scientifique. Dès le premier cours, nous nous sommes mis ensemble, seulement parce qu’il ne restait que ces places‑là. Au début, je n’osais pas te parler car j’étais timide… toi aussi. Les premiers jours nous nous parlions juste pour nous dire "Salut" ou demander discrètement le matériel que nous n’avions pas. Puis, un matin, après s’être dit bonjour, tu t’es lancé : "Je m’appelle Auguste". Je ne m’attendais pas à ce que tu me parles, alors j’avais bégayé : "Je… euh…"Tu avais rigolé, ça m’avait fait sourire, puis j’avais répondu : “Je m’appelle Cécilia".

En te regardant, j’avais remarqué que tu avais une tache de naissance sur le sourcil. Cela faisait une alternance entre le clair et le sombre. C’est ce que je trouvais drôle chez toi. On avait tous les deux des facilités en classe. On arrivait à écouter tout en se parlant et quand un de nous deux se perdait dans les paroles du professeur, l’autre les lui expliquait. J’adorais refaire le monde en discutant de tout avec toi. Imaginer les choses sous un autre angle. C’était une belle époque malgré le travail à fournir pour réussir notre orientation. Mais maintenant nous travaillons ensemble dans notre cabinet médical puisqu’à l’époque, tu m’avais proposé de monter notre petite affaire ensemble et je crois que c’est ce qui me fait le plus plaisir dans notre rencontre. Voilà, c’est ce dont je me souviens le plus et j’espère que tu ne l’oublieras pas.

‑Mais…non", répondit l’hôte bouleversé par cette évocation du passé.

 

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       Ce fut au tour de Lucie, amie d’enfance d’Auguste. Il fallut la rappeler à l’ordre plus d’une fois pour qu’elle commençât son récit, car comme à son habitude, elle était perdue dans ses pensées. Auguste semblait plutôt amusé par l’habituelle étourderie de sa vieille amie.

"Ah, Auguste mon cher ami, commença‑t‑elle. Je te connais depuis des années, si je puis me permettre, je t’ai même toujours connu, tellement notre rencontre me semble lointaine. Si je me souviens bien, ce sont nos parents qui nous ont présentés. Et depuis lors nous ne nous sommes plus quittés. Nous avons tout fait ensemble. Nous étions inséparables et je ne compte même plus le nombre de bêtises réalisées par nos soins." À l’évocation d’une reconstitution d’une course de chars à la romaine, dont les véhicules étaient de misérables landaus tirés par quelque animal domestique apeuré, toute la salle se mit à rire et, un peu gêné par la situation, qui ne le mettait pas à son avantage, Auguste mit un terme au récit de Lucie, prit la parole et dit : "Bien, merci Lucie pour cette anecdote, une autre personne s’il vous plaît."

 

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       Auguste s’était empressé en effet de solliciter quelqu’un d’autre pour qu’il puisse profiter d’un nouveau récit, et Lucie s’assit fière d’elle, tout en fixant d’un regard mi‑moqueur, mi‑amusé, son éternel confrère. Pauvre Auguste, après les émouvants récits de Milos, Albert, et Cécilia, le voilà rouge de honte ne sachant trop comment se concentrer sur les prochains récits, après l’embarras dans lequel l’avait mis Lucie. Que d’émotions en si peu de temps, et la réunion était loin d’être terminée. "Merci, Auguste", répondit Pierre du fond de son fauteuil roulant. Il essaya de se lever, bien qu’il sût qu’il ne le pourrait jamais, avec ses jambes depuis toujours au fond d’une chaise montée sur roues.

"Je suis sûrement ton plus vieil ami d’école dans cette salle, et je me rappelle très bien notre premier contact, bien qu’au fin fond de ma mémoire, il ne flotte qu’un vague brouillard."

Sa voix partit en une quinte de toux, muant en un étouffement de plus en plus violent. Il réussit malgré lui à se calmer et reprit son histoire.

"D’après mes souvenirs, nous n’étions encore que des mômes en culotte courte. Les autres gosses se moquaient de moi à cause de ma paralysie et me traitaient d’éclopé. Tu étais le seul à ne pas rire de moi, le seul qui ne me jetait pas de pierres, qui me traitait avec respect, comme quelqu’un de normal. C’est d’ailleurs toi qui es venu à mon aide ce jour où ces garnements ont essayé de me voler mon inhalateur au moment où une crise d’asthme me prenait. Bien qu’aujourd’hui ce ne soit plus qu’une broutille à mes yeux, c’est ce qui nous a permis de nous lier, on ne s’est plus quittés depuis, et c’est grâce à cet incident que je suis ici ce soir, à souffler tes quarante‑cinq bougies sur un énorme gâteau, en ta compagnie et celle de tous tes amis. Enfin, souffler, façon de parler !"

Pierre fut très amusé de sa propre blague, et ses joyeux éclats de rire affectèrent ses pauvres poumons frêles et malades. Il refit une crise et finit par chuter de sa chaise. Le majordome accourut à son aide pour le remettre sur son fauteuil et à l’aider à se calmer.

Auguste répondit, quelques larmes aux yeux tant il était ému :

"Je te remercie encore, mon ami, pour toutes ces années de partage et d’amitié. Je laisse désormais la parole à Selina ! "


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           La femme de cinquante ans se leva gracieusement et commença son récit :

"Je me le rappelle encore très bien, dit‑elle en souriant, tu étais assis sur ce banc en pierre, complètement aspiré par ton livre." Elle s’adressa à la salle :

"Il était tellement plongé dans sa lecture qu’il ne m’avait même pas entendue la première fois que je l’avais interpellé." Quelques rires se firent entendre et de larges sourires s’affichèrent à l’évocation de ce souvenir de jeunesse. "Au bout de la deuxième fois, tu as enfin levé la tête. Je pense que tu n’as pas tout de suite compris que je m’adressais à toi.

–Non, effectivement, répondit‑il en souriant.

–N’étant pas du coin, je t’ai expliqué que je devais rentrer sur Paris mais que je ne savais pas quel bus prendre pour me rendre à la bonne gare."

Elle marqua un temps d’arrêt et reprit.

"Tu m’as alors indiqué la ligne à prendre, mais ne comprenant pas l’endroit où elle se trouvait, tu as proposé de m’y accompagner. Nous avons parlé pendant toute la durée du trajet. Tu m’as même proposé de prendre un café en attendant l’arrivée du bus. Ce que j’ai bien sûr accepté. J’ai quand même dû prendre le bus à un moment et repartir sur Paris, te laissant sur ce trottoir, le sourire jusqu’aux oreilles, en agitant la main comme signe d’au revoir. Bien sûr, nous avons gardé contact." Elle se tourna alors vers Auguste.

"Et voilà maintenant vingt ans que nous ne nous quittons plus."

Auguste eut les yeux qui brillèrent, tout comme ceux de Selina. Ils s’étreignirent sous les applaudissements et les quelques larmes d’émotion de toute la salle. Chloé mit fin à ces épanchements.

 

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    La svelte femme se leva et toute l’assemblée cessa de converser ; d’une voix claire et aiguë elle dit :

«Je vais vous raconter ma rencontre avec Auguste. C’était un matin de décembre : je m’en souviens puisque ce jour‑là c’était le mariage de ma sœur. Au moment du départ, en me revêtant de la tenue de cérémonie, que ma sœur avait soigneusement choisie pour cette occasion, je constatai que ma voiture refusait obstinément de démarrer. J’appelai donc ma sœur pour trouver une solution rapide. Elle me répondit :

«Ne bouge pas, nous allons résoudre le problème."

Puis elle raccrocha. Quelques minutes plus tard, un homme que je ne connaissais pas se présenta à ma porte. Quand j’ouvris celle‑ci, je sus immédiatement que c’était ma sœur qui me l’avait envoyé. Il était vêtu d’un costume. D’emblée il me dit :

«Bonjour, vous êtes bien Chloé ? Je suis votre chauffeur, c’est la mariée qui m’envoie." Je pris mes affaires et montai donc dans son véhicule ; sur la route nous discutions de tout et de rien. Je lui demandais comment il avait connu ma sœur. Il me répondit qu’il était le collègue, au cabinet médical, de ma chère et tendre soeur. Arrivés à la mairie, Cécilia nous fit officiellement les présentations : c’était toi, Auguste, mon vieil ami ! Nous passâmes la journée ensemble. Depuis cette fameuse noce nous sommes devenus de véritables amis, Auguste, et depuis, de temps à autre, nous sortons au cinéma, allons nous balader." Mais à ce moment Chloé sollicita son mari Guillaume, qui intervint à la surprise générale.


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Guillaume avait levé brusquement la tête, surpris qu’on s’intéressât à lui, mais finit par jouer le jeu. C’était un homme de haute taille, aux cheveux poivre et sel et aux yeux bleus. Il portait des lunettes et avait une petite barbe. Il travaillait dans une compagnie d’assurances. Il posa son verre et se mit à parler :

"Il faut dire qu’au début, mon cher Auguste, nous n’étions vraiment pas destinés à devenir amis…" Guillaume fait une pause, il y a quelques rires dans la salle, puis il reprend la parole: "C’était une journée d’hiver. Je rentrais du travail, il faisait nuit. Je me suis arrêté à un feu rouge, et il se trouve qu’Auguste, qui arrivait trop vite, a cogné dans ma voiture. T’en souviens‑tu ?"

Auguste répondit : "Ça, pour m’en souvenir, je m’en souviens ! D’ailleurs, au début, tu n’étais vraiment pas content, et je te comprends !

‑ Nous nous sommes donc arrêtés, j’étais assez remonté. Nous avons discuté : Auguste m’apprit qu’il allait appeler son assurance, puis petit à petit, je me suis calmé.

‑ Puis nous avons continué à discuter, discuter, sans s’arrêter. Nous parlions de tout et de rien, n’est‑ce pas ?

‑ Oui, tu as raison. J’en ai même oublié ce qui s’était passé avec la voiture. Et nous sommes restés en contact jusqu’à aujourd’hui !"

Guillaume se rassoit, un sourire aux lèvres. Il était heureux, heureux qu’Auguste ait percuté sa voiture, car cet événement leur avait permis de se rencontrer, de se lier d’amitié, et à Guillaume surtout… de rencontrer Chloé.


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             Une anecdote intéressante fut celle de Maria. Elle s’était levée et avait fait taire l’assemblée suite au passage du compagnon précédent. Elle se plaça au bout de la table en chêne, debout, et commença à raconter son histoire :

«C’est un souvenir vague, dit‑elle aux convives, c’était il y a une vingtaine d’années, dans cette auberge qui était celle de mes parents. Il pleuvait dehors… non, il y avait un terrible orage lorsque deux hommes âgés d’une vingtaine d’années, poussèrent la porte de l’auberge, vide et sombre. On était un 28 février, un jour de Saint Romain qui n’était guère joyeux. Mais l’entrée de ces hommes mit du soleil dans mon cœur. Mes parents étaient dans la cuisine et préparaient le repas. Je travaillais mes cours mais je les laissai sur la table pour accourir vers les deux garçons, les débarrassai de leur manteau et les accompagnai à leur table. Un des deux hommes attira mon attention ; j’appris un peu plus tard qu’il s’appelait Auguste et qu’il fêtait son anniversaire avec son meilleur ami, George. J’allais prendre leur commande quand Auguste se mit à me parler : « Comment t’appelles‑tu ?

‑Maria, répondis‑je.

‑Moi c’est Auguste, dit‑il en faisant un baise‑main, ravi de faire votre connaissance !»

Je rougissais, puis allai chercher leur repas, m’installai avec eux à table, et nous discutâmes jusqu’au bout de la nuit. Nous devînmes amis, mais jamais plus. C’est en repensant à cette rencontre quelques années plus tard, j’ai fait part à Auguste l’idée d’un repas tous les 28 février et il l’a proposée à toute notre bande !»

Après avoir fini le récit, Maria se rassit et toute la bande applaudit, cria, siffla. Puis Auguste invita un autre ami à prendre la parole.


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         René se leva, se racla la gorge et commença son récit :

"C’était à Paris, en décembre 1992. Je pense qu’il devait rendre visite à Sélina pour être dans une telle ville parce qu’il n’avait franchement pas l’air d’être du coin. Je me rendais au café qui était à deux pas de chez moi. J’entrai, et c’est là que je vis Auguste pour la première fois. Il était assis et buvait tranquillement son café en lisant le journal. Je ne faisais pas vraiment attention à lui, jusqu’à que je remarque que sur la couverture de son journal, où on découvrait un gros titre : "Deux hommes placés en garde à vue pour l’enlèvement d’Alizée Vaubaut". Cet article m’intéressait car tout le monde ne faisait qu’en parler depuis au moins une semaine et je ne savais pas vraiment où l’affaire en était. Je décidai donc de lire l’article de là où je me trouvais, discrètement, car ce n’était pas très poli. Je venais de finir de lire et en relevant la tête je vis que l’homme qui n’était autre qu’Auguste me regardait. Il me souriait, et il me désigna sa table d’un signe de la main pour m’inviter à m’asseoir. J’étais gêné mais je m’installai tout de même car je jugeais qu’il eût été impoli de refuser. Je commençai donc par lui révéler que j’avais lu son journal. Il me répondit qu’il n’y avait là rien de grave. Et c’est ainsi que nous avons parlé pendant deux bonnes heures. Nous avons ensuite continué à nous voir et nous voici maintenant amis depuis presque vingt ans.

‑Oui, c’était l’époque où nous jouions au squash avec Gilbert et toi, Baptiste !”

 

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"Moi ? Non, pas maintenant !

‑Très bien Baptiste, alors à toi, Gilbert ", annonça Auguste.

‑Nous étions au lycée, jeunes ; c’était un lundi et nous finissions plus tôt. Tu me proposas de me ramener, avec ton scooter qui t’avait été offert la veille. J’étais jeune ; nous habitions l’un à côté de l’autre, alors j’acceptai." Un long silence se fit ressentir puis il reprit : "Pour tester ton scooter, tu décidas de faire un petit détour par les bois. Tout allait bien et la chasse était interdite le lundi."

Auguste répliqua :

"Tu as oublié de préciser que ce que tu as appelé un "petit détour", ce n’était pas ma faute, mais celle d’un ami. Il était paysan et voulait que je passe devant son champ qui se trouvait derrière le bois, afin de s’assurer que toutes les vaches étaient bien là.

‑Oui, c’est vrai !" confirma Gilbert.

Puis il continua :

"On commençait à entrer dans ce bois par un petit sentier menant au champ. En sortant du chemin, un sanglier nous fonça dessus !" Dans toute la salle on entendit des cris de frayeur ! Puis il reprit :

"Le scooter neuf était tout écrasé, il ne fonctionnait plus. Tu étais très déçu. Après ce choc, le sanglier avait pu repartir. L’animal saignait, mais pas autant que moi, car je m’étais ouvert à la jambe. Toi, tu n’avais rien, mis à part quelques égratignures et une bosse sur la tête. On laissa le scooter par terre et on continua notre chemin, à pied. Tu me ramenas chez toi car ton père était médecin. Sa passion pour la médecine devait d’ailleurs venir de son père. Celui-ci me soigna donc, tu t’excusas puis je repartis chez moi.

‑Tu l’as très bien raconté" dit Auguste.

"C’est vrai, et c’est depuis ce jour que l’on est amis" conclut Gilbert.

Et dans toute la salle on applaudit les deux amis, sans plus de commentaires.


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         Le dénommé Baptiste se leva brusquement. Il hésita à parler, intimidé, mais en voyant le regard encourageant d’Auguste, l’homme prit une grande inspiration et commença.

"13 Mars 1993 !

Cette rencontre se passa dans un train, à l’étranger. J’étais connu de mes amis pour ma chance légendaire et, fidèle à moi‑même, je venais de gagner un voyage de deux semaines aux États‑Unis en tentant ma chance à un jeu concours. J’ouvris la porte du wagon numéro 5, que je devais partager avec quelqu’un, comme indiqué sur mon billet. Je m’assis donc en face de l’inconnu, essayant de me tenir loin de cette personne, anormalement immobile. Ce fut au bout d’un moment que je compris qu’il dormait simplement. Vous savez, je n’ai jamais été de nature très sociable, et savoir qu’il n’y aurait pas cet instant de malaise me soulageait.

Le voyage se poursuivit et histoire de passer le temps, je sortis un livre de mon sac à dos mais, au bout d’un moment, je commençai à apercevoir du coin de l’œil l’homme en face de moi : je remuai et levai les yeux de mon livre pour voir ceux de l’inconnu s’ouvrir lentement. Encore à moitié endormi, il me dit un petit «Bonjour» tout en s’étirant et se frottant les yeux comme un enfant. Je lui répondis poliment puis me replongeai dans l’ouvrage que je trouvais vraiment passionnant.

« Vous êtes français ? »

J’acquiesçai et s’ensuivit une longue conversation. Plus nous parlions, plus je me sentais à l’aise et les deux nouveaux amis que nous devînmes décidèrent de finir leur voyage ensemble et de rester en contact même après. Une amitié qui dure depuis plus de vingt ans !
     ‑Quel souvenir en effet ! "

Expression écrite : sujet d'argumentation (copie d'élève)

   Tout le monde n’aime pas l’humour. Certains lecteurs préfèrent un discours autobiographique qui raconte sur un ton décalé, d’autres accordent leur faveur aux registres sérieux. Examinons les atouts et inconvénients du registre humoristique dans le cadre du récit de soi.

 

   Tout d’abord, l’humour nous permet de mieux comprendre l’auteur, d’avoir une idée concrète de sa vie et de sa manière de voir les choses. L’humour aide à mieux saisir les enjeux de l'autoportrait afin d’être en accord ou non avec ce qui y est mentionné ; par exemple, dans les Essais, Montaigne se peint en être baroque, susceptible de passer d’un état extrême à un autre (« Ou bien je suis sujet à la mélancolie, ou bien d'humeur irascible » ; II, 12). Ce genre de passage nous rapproche de l'auteur, qui se décrit avec naturel, dans des situations quotidiennes, sans faire montre de sérieux.

   L’humour sert également à favoriser l’identification à celui qui nous raconte sa vie, avec qui, contre toute attente parfois, on ressent presque de la complicité. Cela nous donne en outre une occasion de repenser à la manière dont nous voyons certaines choses. Nous nous remettons alors en question afin de penser, différemment, à ce que nous faisons. Car nous admettons plus facilement nos défauts en lisant ceux d’autrui, tel l'excès d'ambition de Gary dans La Promesse de l’aube : il découvre que la « septième balle » représente l'échec. Cet épisode montre qu’il y a des échecs qui peuvent être racontés avec de l’humour, mais surtout que nous pouvons les surmonter.

   Enfin, l’humour agit comme un filtre qui allège et simplifie la lecture, rend par ailleurs le récit moins solennel, moins abrupt pour les lecteurs. On prend par conséquent plus de plaisir à lire, comme dans les chapitres de La Promesse de l’aube où Romain Gary nous raconte les événements tristes de sa vie : manque de sa mère, perte de son affection : « Oui, ma mère avait du talent – et je ne m'en suis jamais remis » est un de ces commentaires qui permettent à Gary d'exorciser sa douleur. À maintes reprises l’auteur se sert du registre humoristique pour se protéger. 

 

   Malgré tout l’humour n’est pas nécessairement praticable dans tout type de lecture. Dans certaines situations il n’est pas de grande utilité, voire est parfois de trop. Dans un extrait des Confessions (tome I), Jean-Jacques Rousseau cherche plus à se justifier qu'à rire de lui même : “Comme jamais rien ne fut plus éloigné de mon humeur que ce trait-là, je le note, pour montrer qu’il y a des moments d’une espèce de délire où il ne faut point juger des hommes par leurs actions”. C’est le même schéma avec Simone de Beauvoir dans Mémoires d'une jeune fille rangée : elle ne cherche qu'à justifier sa vocation d'écrivaine.

   De même, lorsque les plaisanteries sont trop nombreuses, comment savoir ce qui est vrai ? En tant que lecteur nous ne pouvons pas à chaque fois déceler la véritable information, ni la simple exagération. Ce type d’humour doit être utilisé avec modération au risque de désintéresser le lecteur, celui-ci ne sachant pas ce qui est vrai ou faux, ou tout simplement ne prenant plus le récit au sérieux. Par exemple, dans La Promesse de l’aube Romain Gary nous raconte le projet que sa mère a pour lui : “C'était très simple : je devais me rendre à Berlin et sauver la France, et incidemment le monde, en assassinant Hitler”. Ce genre de déclaration, c’est beaucoup trop gros pour être vrai ! Devant une situation si caricaturale, nous ne pouvons pas prendre ce récit au pied de la lettre ; l’humour était peut-être de trop.

   En dernier lieu, l’humour est quelque chose de personnel : on ne peut pas le partager avec tout le monde au risque d’être mal compris, de ne pas plaire ou même de choquer le lecteur. C'est encore une fois dans La Promesse de l’aube que l’on va pouvoir illustrer ces propos. L'auteur fait de nombreuses allusions aux Suédoises, ce qui à l'en croire était sa principale motivation pour se rendre sur les plages de Méditerranée : « J’étais assez irrité et de fort mauvaise humeur, d’autant plus que l'été était exceptionnellement chaud, [...] et la plage de la « Grande Bleue » était, comme par hasard pleine de Suédoises intelligentes et cultivées ». Il n'est en effet pas certain que ces grossières appellations répétées ne paraissent malvenues à un certain nombre de lecteurs.

 

  En conclusion l’humour, dans une œuvre autobiographique, est le bienvenu. Mais attention ! Il ne doit pas être utilisé à tort et à travers : s'il n’a rien à faire dans tel passage de tel récit, il est inutile d'y avoir recours. L’humour ne doit pas non plus être surexploité au risque de perdre ses lecteurs. Si l'on arrive à trouver le juste milieu entre tout ce qui vient d'être cité, ce registre semble avoir parfaitement sa place dans le récit de soi. Il faut juste savoir l’utiliser à bon escient. 


 

CYCLE 4 / Thème 1 : Se chercher, se construire

 

 

 

Thème spécifique de la classe de 3e : Se raconter, se représenter

 

 

 

Période 1 - Le récit de soi : comment se raconter ?

 

 

 

Enjeu littéraire et de formation personnelle => Se chercher, se construire

 

*découvrir différentes formes de l’écriture de soi et de l’autoportrait ;

 

*comprendre les raisons et le sens de l’entreprise qui consiste à se raconter ou à se représenter ;

 

*percevoir l’effort de saisie de soi et de recherche de la vérité, s’interroger sur les raisons et les effets de la composition du récit ou du portrait de soi.

 

On étudie : un livre relevant de l’autobiographie ou du roman autobiographique (lecture intégrale) ou des extraits d’œuvres de différents siècles et genres, relevant de diverses formes du récit de soi et de l’autoportrait : essai, mémoires, autobiographie, roman autobiographique, journaux et correspondances intimes, etc. Le groupement peut intégrer des exemples majeurs de l’autoportrait ou de l’autobiographie dans d’autres arts (peinture, photographie ou images animées – vidéo ou cinéma).

 

 

 

Questionnement possible : “Comment se définir, se raconter, quand on se trouve au carrefour des cultures ?” (classe de 3e)

 

Sources : lacritiquante.wordpress.com / fnac.com / notablesbiographies.com / travel-studies.com



Étude de la langue

Lecture

Expression écrite

-les classes grammaticales

-les groupes nominaux

-la situation d'énonciation

-les procédés de la modalisation

-révision du mode indicatif : les temps verbaux fréquents dans le récit de soi

 

 

-extraits des Essais de Montaigne (introduction, II, 12 et III, 3)

-deux extraits des Confessions ("le fripon" et le projet de Rousseau)

-extrait de Mémoires d'une jeune fille rangée ("la vocation littéraire").

-extrait de La promesse de l'aube ("Jongleur")

 

 

-récit d'une expérience marquante et personnelle

Expression orale

Culture littéraire

Culture humaniste, HDA

-exercice de récitation

-interrogations orales

-distinction des genres du récit de soi -histoire littéraire des récits de soi

 

I. Les raisons d'écrire son autobiographie avec humour

II. Les limites de l'usage de l'humour dans l'autobiographie

§1 L'humour aide le lecteur à avoir une idée complète et plus nette de la vie de l'auteur

Exemple : p. 26-27 Montaigne se peint en être baroque, instable. Passe d'un état extrême à un autre état extrême...

§1 Certaines situations sont difficilement transposables dans le registre humoristique.

Exemple : Rousseau ou Simone de Beauvoir. Les Confessions cherchent à justifier moralement + Les Mémoires...expliquent une vocation

+ Anne Frank (p. 32)

§2 Proximité avec l'auteur, familiarité : on s'identifie à l'autobiographe et on admet ses singularités en lisant celles d'autrui

Exemple : p.56, extrait « portrait de l'artiste en jongleur » : découverte universelle de l'échec par l'intermédiaire de la septième balle.

§2 L'humour est personnel : il peut ne pas concerner, voire lasser ou choquer le lecteur

Exemple : p. 58 les trop nombreuses et grossières allusions aux « Suédoises » de R. Gary

§3 L'humour est un filtre qui allège, simplifie, rend moins, dédramatise

Exemple : p. 52 Ière partie de La Promesse de l'aube : Gary expose sujet triste (manque de la mère, perte de son affection) l'humour lui sert de filtre, de carapace, de protection

§3 Comment savoir ce qui est vrai ? Comment prendre l'autobiographe au sérieux ?

Exemple : -p.58, extrait « Sauver le monde » :

Manque de sérieux, ironie trop fréquente qui nuit à la compréhension et à la vraisemblance du texte, au pacte d'authenticité.

 

 

Séance 13 – Dossier « La vocation littéraire et le projet autobiographique »

 

1- La vocation littéraire de deux autobiographes

 

a) Simone de Beauvoir (1908-1986) est une femme de lettres française dont la pensée a promu les idées féministes (Le Deuxième Sexe). À quatorze ans, elle a rompu avec son éducation religieuse pour engager des études de philosophie. Dans son autobiographie Mémoires d’une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir retrace sa jeunesse et explique notamment comment lui est venu le désir d’écrire.

 

Pourquoi ai-je choisi d'écrire ? Enfant, je n'avais guère pris au sérieux mes gribouillages ; mon véritable souci avait été de connaître ; je me plaisais à rédiger mes compositions françaises, mais ces demoiselles1 me reprochaient mon style guindé ; je ne me sentais pas "douée". Cependant, quand à quinze ans j'inscrivis sur l'album d'une amie les prédilections, les projets qui étaient censés définir ma personnalité, à la question : "Que voulez-vous faire plus tard ?" je répondis d'un trait : "Être un auteur célèbre." Touchant mon musicien favori, ma fleur préférée, je m'étais inventé des goûts plus ou moins factices. Mais sur ce point je n'hésitai pas ; je convoitais cet avenir, à l'exclusion de tout autre. La première raison, c'est l'admiration que m'inspiraient les écrivains ; mon père les mettait bien au-dessus des savants, des érudits, des professeurs. J'étais convaincue moi aussi de leur suprématie ; même si son nom était largement connu, l'œuvre d'un spécialiste ne s'ouvrait qu'à un petit nombre ; les livres, tout le monde les lisait : ils touchaient l'imagination, le cœur ; ils valaient à leur auteur la gloire la plus universelle et la plus intime. En tant que femme, ces sommets me semblaient en outre plus accessibles que les pénéplaines2 ; les plus célèbres de mes sœurs s'étaient illustrées dans la littérature. Et puis j'avais toujours eu le goût de la communication. Sur l'album de mon amie, je citai comme divertissements favoris : la lecture et la conversation. J'étais loquace. Tout ce qui me frappait au cours d'une journée, je le racontais, ou du moins j'essayais. Je redoutais la nuit, l'oubli ; ce que j'avais vu, senti, aimé, c'était un déchirement de l'abandonner au silence. Émue par un clair de lune, je souhaitais une plume, du papier et savoir m'en servir. J'aimais, à quinze ans, les correspondances, les journaux intimes –par exemple le journal d'Eugénie de Guérin3– qui s'efforcent de retenir le temps. J'avais compris aussi que les romans, les nouvelles, les contes ne sont pas des objets étrangers à la vie mais qu'ils l'expriment à leur manière.

 

Simone de Beauvoir, Mémoires d'une jeune fille rangée (Gallimard, 1958).

 

  • La situation d'énonciation. Quels sont les trois temps dominants ? À quels moments renvoient-ils ? À quel moment renvoie la première phrase ?

 

Le passé simple évoque des moments uniques et datés dans le passé ; l'imparfait sert à composer une description, une habitude dans le passé ; le plus-que-parfait exprime l'antériorité de certains faits par rapport à la décision de devenir écrivain.

Ces temps renvoient au passé de l'auteur ; le plus-que-parfait se réfère à son enfance.

La première phrase renvoie au moment de l'écriture, au moment du présent (le passé composé marque le résultat présent d'une action achevée).

 

  • La vocation littéraire. Selon vous, quel rôle l'anecdote rapportée aux premières lignes joue-t-elle ? Quelles sont les raisons données par la narratrice pour justifier sa vocation littéraire ?

    Le moment où l'auteur a pris conscience de sa vocation est tout ordinaire (elle a quinze ans et écrit sur l'album d'une amie). Elle explique sa vocation après l'anecdote : son père admirait les écrivains ; leur succès est universel ; femme, elle estime avoir la capacité d'émouvoir les cœurs ; elle a le goût de la communication et craint l'oubli.

 

b) Relis le début des Confessions, récit autobiographique de Jean-Jacques Rousseau publié après sa mort en 1782. L'auteur y expose le projet autobiographique des Confessions. Cet extrait se trouve dans ton manuel : « Éclairage » des pages 28-29. Lis ensuite la fin de ce texte :

 

Je n'ai rien tu de mauvais, je n'ai rien ajouté de bon ; et même s'il m'est arrivé d'employer quelque ornement indifférent, ce n'a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. J'ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l'être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus ; méprisable et vil quand je l'ai été, bon, généreux, sublime, quand je l'ai été : j'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toi-même, Être éternel. Rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables ; qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères.

 

Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions (posthume, 1782).

 

  • Rousseau se montre-t-il plus singulier, plus "unique" qu’un autre ? Justifiez votre réponse.

    Rousseau se démarque du commun, se représente dans sa singularité ; l'expression « cet homme ce sera moi » l’atteste. Dès le second paragraphe de cet extrait, les mentions de sa singularité abondent : « Moi seul » ; « Je sens mon cœur » ; « je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus » ; « au moins je suis autre », etc. Cela étant, il ne se considère pas comme meilleur.

  • Quelles difficultés peuvent fausser le pacte de sincérité dans l’écriture d’une autobiographie ?

    Rousseau établit la condition suprême de l’autobiographie : l’altérité qui s'associe devoir d’être sincère. Mais Rousseau déclare que les défauts de la mémoire ne sont pas les seuls qui faussent le pacte : il y a aussi l'imagination sensible et créatrice (« ornement »), défaut inévitable quand l'analyste est en même temps le patient ! Imagination due à la souffrance ressentie par le Rousseau du moment de l’écriture, un Rousseau vieilli, qui peine à retrouver le « moi » de sa jeunesse et des années heureuses, un Rousseau culpabilisé par certains torts qu’on lui a vertement reprochés.

 

1 "ces demoiselles" : professeurs de Simone de Beauvoir.

 

2 "pénéplaines" : surface faiblement onduleuse.

 

3 écrivain français (1805-1848).